"IL M'AVAIT DONNÉ RENDEZ-VOUS ICI", par Niki.
Dernière mise à jour : 14 déc. 2021
Voici le troisième texte gagnant, écrit par "Niki" :
1.
Il m'avait donné rendez-vous ici. Étrange, il sait bien que j'ai horreur de ce genre d'endroit. Le monde, les cris, les rires... Ça me donne la chair de poule. Je préfère rester loin des autres, dans mon coin. Pourtant, aujourd'hui, j'ai décidé de lui faire plaisir. C'est ainsi que je me retrouvai dans un petit restaurant peu fréquenté, le moins cher du coin, sûrement, debout au milieu de ces tables pleines, cherchant l'homme du regard. Enfin, je l'aperçus au loin, le nez dans le menu mais les yeux dans le vide. Il avait bien changé, depuis le temps. Je me pointai devant lui. Il baissa lentement sa carte, et, d'une voix rauque, il me chuchota :
- Assieds-toi. Faut que je te parle.
Moi : Ah bon ? T'as passé ta journée dans le noir ? Tu le sens, tu le sais, tu le suis, il se fout de toi ?
Lui : Mais qu'est-ce que tu me racontes ?
Moi : Ben. Tu connais pas ? Confession nocturne. Diam's ? La rappeuse ? Qui a le voile maintenant.
Lui : Non.
Moi : Allez, laisse tomber.
Lui : Oui, vaut mieux. T'as pas changé. Je sais pas si j'ai bien fait de penser à toi.
Moi : Bah, tu peux toujours penser à moi, ça coûte rien. C'est de me demander un service qui t'engage plus.
Lui: J'ai effectivement un service à te demander.
2.
Je suis maintenant assis en face de lui. Il m'explique.
Lui: Il te donnera rendez-vous dans un petit restaurant.
Moi: Je déteste les restaurants, les cinémas les bars et tout le toutim. Je déteste tous les endroits où il y a du monde.
Lui: Ce restaurant est peu fréquenté.
Moi: Oui bah ça dépend des fois. Peut-être t'y es allé un jour où il était peu fréquenté. Ou à 15h. Quand personne mange.
Lui: J'y vais régulièrement le week-end, le midi. Il est peu fréquenté.
Moi: Quand bien même. Tu sais que je suis un peu pince, je vois pas pourquoi j'irai bouffer au resto alors que je peux manger mieux et moins cher chez moi.
Lui: C'est le moins cher du coin.
Moi: Non, mais j'ai des remontés acides, régulièrement, j'aime pas manger au milieu de tout le monde, comme ça...
Lui: Je te demande pas de manger.
Moi: Ah, vlà autre chose.
Lui: Tu y verras un homme, qui regardera le menu.
Moi: (Qui applaudit, lentement, mais ostensiblement) : Ah bravo ! Génial, l'idée. Pour reconnaitre quelqu'un dans un restaurant, c'est l'idéal. "Tu pourras pas le louper, il lira le menu". Je risque de faire le tour du resto avant de trouver ton bougre.
Lui: Tu sauras qui c'est. Tu le connais.
Moi: Ok.
3.
Lui: Il te dira "assis-toi".
Moi (je tends l'oreille, ostensiblement, encore une fois. Je suis quelqu'un d'ostensible): Pardon ?
Lui: Il te dira "assis-toi".
Moi (je re-tends l'oreille. Ostensiblement, vous l'aurez deviné) : Comment ?
Lui: Bon, c'est quoi le problème ?
Moi: Le problème, c'est qu'un gars qui me dit assis-toi, ben je m'assois pas. Je ne supporte pas cette faute. On ne dit pas "assis-toi". "Assis" c'est un participe passé. Est-ce qu'on dit "bu ce verre" ? Est-ce qu'on dit "cru-moi ?"
Lui: Oui, bon, ça va.
Moi: Non ça va pas, j'ai pas fini. Est-ce qu'on dit "ouvert cette porte" ?
Lui: J'ai compris.
Moi: Ouais, mais ça m'énerve. Ça m'énerve parce que y' a des fautes qui passent crème, comme assis-toi, ou l'oubli de l'accord du participe passé lorsque COD est avant "avoir", et y'en a d'autres, tu les fais, tu te fais allumer. Tu dis "z'haricot", c'est terminé, tu n'as pas plus de légitimité. Alors qu'en plus la règle est idiote. Il faut savoir si le mot est d'origine germanique ou grecque pour pas faire la faute. Non mais qui sait ça ? Qui sait les mots qui viennent d'Allemagne ?
4.
Moi: le pire c'est quand on te reprend sur des tournures de petits-bourgeois précieux, du genre des "scenarii". Non mais quelle blague ! Depuis quand on change toute la grammaire parce qu'on emprunte un mot à une autre langue ? Est-ce qu'on dit des roboti parce que robot c'est tchèque et que le pluriel se forme avec un "i" en tchèque ?
Lui:...
Moi (le relançant): Hein ?
Lui: Ah, c'était une vraie question ?
Moi: Oui.
Lui: Non.
Moi: Tu réponds à ma question, là ? Non ?
Lui: Oui.
Moi: Ah! Bah voilà. Ou le "au temps pour moi". L'écriture "temps; t e m p s" n'a jamais été prouvée, ça n'a aucun sens, mais c'est pas grave, ça fait chic, alors on y va; et ben allons-y.
Lui: Tu as fini ?
Moi : Oui.
Lui: Je sais maintenant pourquoi je ne t'appelais plus.
5.
Lui: Tu n'as pas changé.
Moi (avec un sourire ironique): Non.
Lui: Bref, il dira "assis-toi".
Moi : Il en démord pas.
Lui: Il est têtu. Et il ajoutera :
Moi: "faut que je te parle".
Lui: Non."J'ai à te parler".
Moi: Ah bon. Ça aussi, c'est pas négociable ?
6.
"Il m'avait donné rendez-vous ici. Étrange, il sait bien que j'ai horreur de ce genre d'endroit. Le monde, les cris, les rires... Ça me donne la chair de poule. Je préfère rester loin des autres, dans mon coin. Pourtant, aujourd'hui, j'ai décidé de lui faire plaisir. C'est ainsi que je me retrouvai dans un petit restaurant peu fréquenté, le moins cher du coin, sûrement, debout au milieu de ces tables pleines, cherchant l'homme du regard. Enfin, je l'aperçus au loin, le nez dans le menu mais les yeux dans le vide. Il avait bien changé, depuis le temps. Je me pointai devant lui. Il baissa lentement sa carte, et, d'une voix rauque, il me chuchota : - Assieds-toi. J'ai à te parler."
7.
Moi: Finalement, tu m'as écouté.
Lui: Oui, tu vois, je t'écoute parfois. Je fais très attention à bien dire "assieds-toi", maintenant. Enfin, j'ai moins l'occasion de le dire, mes enfants sont grands, maintenant.
Moi: Ils ont quels âges ?
Lui: 22 et 24.
Moi: Hé ben.
(Silence).
Moi: La dernière fois qu'on s'est vu c'était...
Lui: Ici-même
Moi: Il y a...
Lui: Longtemps.
(re-silence)
Moi: Bon, hé, pourquoi tout ce cinéma ? Et qu'est-ce t'as à me dire ?
Lui: C'est plutôt quelque chose à te demander.
8.
"Il m'avait donné rendez-vous ici. Étrange, il sait bien que j'ai horreur de ce genre d'endroit. Le monde, les cris, les rires... Ça me donne la chair d'humain frais. Je préfère rester loin des autres, dans mon coin. Pourtant, aujourd'hui, j'ai décidé de lui faire plaisir. C'est ainsi que je me retrouvai dans un bar à oxygène peu fréquenté, le moins cher du coin, sûrement, debout au milieu de ces tables pleines, cherchant l'homme du regard. Enfin, je l'aperçus au loin, le nez dans le menu mais les yeux dans le vide. Il avait bien changé, depuis le temps. Je me pointai devant lui. Il baissa lentement sa carte, et, d'une voix rauque, il me chuchota : - Assitoi. Jé à te propozé une ekpériensse formidable komunikassion"
9.
Ainsi donc ils avaient gagné. 200 ans après le début de notre histoire, l'humanité exilée sur mars, sa cohorte francophone s'était convaincue de la légitimé de la tournure "assis-toi". Et avait enfin réformé l'orthographe, qui s'approchait maintenant d'une transcription phonétique.
On disait aussi "proposer une expérience formidable de communication" pour dire "parler". C'est plus long, peu pratique, mais des années de marketing avaient fait leur effet.
J'ai trouvé ce texte très léger, décalé, et s'apparentant légèrement aux pièces de théâtre (beaucoup de dialogues). Je fus d'abord étonnée à première lecture, mais finalement, la nouvelle étant, bien qu'absurde et originale, structurée et bien écrite, elle est sortie du lot.
Retrouvez dans quelques heures la deuxième nouvelle gagnante, "les fantômes de la forêt", par Romain.
Soyez au rendez-vous !
Enabla ;)